Les rues de LLN
Auditoires Thomas More
More
More (Auditoires Thomas) E5
More (Collège Thomas) E5
More (desserte Thomas) [E5, remplacé]
More (parking Thomas) [E5, remplacé]
Domaine universitaire (auditoires, collège, parking). Conseil communal du (/) (desserte).
Toponyme créé (descriptif lié à la situation).
* Thème du patrimoine européen et universel.
* Thème des sciences humaines.
* Thème des toponymes descriptifs.
C’est le nom du bâtiment de la Faculté de droit (« Collège Thomas More ») qui a donné son nom aux auditoires qu’il abrite et, un moment, à la voirie qui y mène par le parking souterrain sur lequel il est construit : « desserte Thomas More » [PV 54]. Officiellement cependant, cette dernière n’existe pas et la Commission de toponymie avait proposé de l’appeler « traverse Montesquieu », par référence à la voirie de surface [PV OL 4]. Cela n’ayant pas été officialisé, elle a alors suggéré de l’appeler « desserte Jaune », en cohérence avec les autres voiries proches du même type [PV OL 12]. Initialement le parking était identifié « parking Thomas More », mais lorsque l’Université a réorganisé l’ensemble de ses parkings suite à l’ouverture du centre commercial « L’Esplanade », elle lui a donné le nom de la « place Montesquieu », point de repère plus clair pour les visiteurs extérieurs.
* Thomas More (1477-1535). Il y a peu d’inconnues dans la carrière de Thomas, deuxième enfant et fils aîné du juge londonien John More, né la 17e année du règne d’Édouard IV (1478 n’est pas impossible). Des centaines de dates précises relient ce premier maillon à la décapitation de More, dans la même cité de Londres, pour crime de haute trahison, exécution que l’opinion européenne, Érasme en tête, considéra comme un martyre, verdict que l’Église catholique suivit en béatifiant (1886) puis en canonisant (19 mai 1935) Thomas Morus.
Durant ces quatre siècles, l’Occident chrétien, dont son combat n’avait pu empêcher l’éclatement, cultiva de lui des images parfois incompatibles : le créateur de l’Utopie, qui rêve d’autant mieux qu’il n’est pas né pour agir ; le pater familias exemplaire qui, bravant de vieux tabous, apprend le latin et le grec à ses filles et à leurs cousines ; le parlementaire courageux qui revendique une vraie liberté d’expression pour les députés ; le frère d’armes d’Érasme militant pour une culture épanouissant toutes les virtualités humaines ; le magistrat incorruptible dans un milieu où le pot-de-vin se distingue mal du salaire ; le pince-sans-rire qui plaisante jusqu’à l’échafaud ; l’ambitieux qui, suborné par l’argent et l’amour des honneurs, a défendu un système dont il avait dénoncé la corruption, et persécuté, avec une cruauté sadique, les vrais disciples de l’Évangile (caricature que le très populaire Book of Martyrs (1563) de John Foxe a imprimée dans l’imagination protestante de la Grande-Bretagne et du monde anglophone). Cette prolifération de lectures contradictoires s’est poursuivie jusqu’au XXe siècle : avant que Pie XI n’inscrive saint Thomas More au calendrier liturgique, Lénine faisait graver Thomas MOR sur la stèle de Moscou honorant les pères de la Révolution ; autre avatar, apparu dans le bouillon culturel d’une Amérique saturée de sexe et déniaisée par Freud : More serait le moine manqué, bourrelé du remords d’avoir refusé le célibat, et qui, par dépit, serait haineusement jaloux des prêtres « réformés » qui ont osé prendre femme… Cette prégnance mythique a fait les délices du théâtre, comme pour Thomas Becket (martyr ou traître selon les auteurs ou les saisons) et Jeanne d’Arc (pucelle et putain dans deux scènes différentes du même Shakespeare). Plus de cent drames, en latin, français, allemand, néerlandais, anglais, italien, et autres langues, ont More comme protagoniste.
Le dépouillement des papiers d’État, riches en documents sur la vie, même privée, de More fit émerger, au XIXe siècle, un portrait écrit aussi fouillé que le portrait peint en 1527 par Holbein.
Écolier à St. Anthony, page deux années durant au palais de l’archevêque-chancelier John Morton, Thomas a une quinzaine d’années quand on l’envoie poursuivre sa formation en grammaire, logique et rhétorique à l’Université d’Oxford. En 1494 son père lui fait entamer à Londres un cycle de common law (droit coutumier) qui durera jusqu’à son inscription au barreau, en 1501. La culture générale acquise à Lincoln’s Inn est moins livresque et plus équilibrée que l’éducation dispensée à Oxford : dans le seul Décret de Gratien, que les futurs avocats étudient aussi parce que les lois de leur nation s’imbriquent avec le droit canon, ils rencontrent Aristote et Platon, Virgile et Cicéron, Jérôme et Grégoire le Grand, sans oublier l’Écriture Sainte, presque aussi souvent que les promulgations papales et conciliaires. Ils s’entraînent à l’expression orale par des joutes oratoires, des débats sur les causes célèbres de l’actualité et des sketches parfois composés sur place.
En fin d’études et en début de carrière, More se demande si Dieu ne l’appelle pas à la prêtrise. À la fervente Chartreuse de Londres, il éprouve sa vocation. « Ne pouvant secouer le désir de prendre femme », écrit Érasme, il épouse la fille aînée du gentleman farmer John Colt, qui lui donne trois filles puis un garçon. Veuf en 1511, More, après quelques mois, se remarie avec Alice Middleton, veuve d’un négociant londonien et de sept ans son aînée. Enrichie d’une « cousine » et d’une pupille, puis de nièces et de voisines, la maisonnée constitue alors le noyau du premier collège mixte de l’histoire.
More est de plus en plus accaparé : avocat, député au Parlement (dès 1504), Undersherif (juge municipal) de Londres en 1510. La mission royale aux Pays-Bas méridionaux (mai-octobre 1515), durant laquelle est composé le Livre II du roman exotique de l’Utopie, l’achemine vers le service du roi dans le gouvernement du nouveau chancelier, le cardinal Thomas Wolsey. Bientôt secrétaire du roi, grand argentier et chevalier, chancelier de Lancastre, chargé de missions à l’étranger, More reçoit le Grand Sceau du royaume le 25 octobre 1529.
Depuis 1527 le divorce est « la grande affaire du roi ». More cherche à se confiner dans ses fonctions de juge mais il se sent, comme chancelier, « la conscience du roi » dont il ne veut plus, après la soumission du clergé, paraître solidaire. Le 16 mai 1532, il est autorisé à redevenir simple citoyen. En juin 1533 il refuse d’assister au couronnement d’Anne Boleyn. En avril 1534, pour refus de souscrire à l’Act of Succession, il est conduit à la Tour, d’où il ne sortira que pour être jugé, le 1er juillet 1535, et décapité le 6 juillet, « dans la foi et pour la foi de l’Église catholique. »
La rencontre de More, encore étudiant, avec Érasme, en 1499, représente une borne milliaire dans la vie des deux hommes ; 36 ans plus tard, Érasme pleurera en lui « la moitié de son âme ». Lors du second séjour d’Érasme en Angleterre (1505-1506), les deux amis s’exercent ensemble à traduire Lucien de Samosate : leur style en restera marqué, et leur recueil sera le vade-mecum d’innombrables apprentis hellénistes. En 1509, Érasme, de retour de Rome, loge encore sous le toit de More, à qui il dédie l’Encomium Moriæ, dont une formule de la préface le loue comme « l’homme pour toutes les saisons ». À partir de 1516 More brille de ses propres feux dans le ciel de l’Europe latine : par son De optima republica, l’Utopie, publiée en trois ans (1516-1518) dans quatre capitales de l’imprimerie ; par les Epigrammata (1518), dont un grand nombre sera diffusé par les anthologies. Les humanistes se disputent son amitié : Budé le rencontre au Camp du Drap d’Or, publie ses lettres, échange avec lui des cadeaux, et recommande l’Utopie. Vivès pille en 1519 la lettre inédite de More à Dorp ; il est accueilli chez More, le cite et le loue en 1522 dans son édition de La Cité de Dieu. Hans Holbein, se présentant à Chelsea en 1526 sur recommandation d’Érasme, y trouve un autre Allemand, l’astronome Nicolas Kratzer et il admire, dans cette grande maison-musée, la tabella où Quentin Metsys a peint les portraits d’Érasme et de Pierre Gilles, en 1517.
L’affection de More pour son père s’est élargie et épanouie en amour de la patrie : Londres en premier lieu, et tout le royaume. Il est fier qu’Alcuin ait présidé au premier essor de la culture en France. Il chérit sa langue maternelle : elle sait dire, écrit-il, tout ce qui mérite d’être dit, et lui-même s’emploie à l’enrichir et à l’assouplir. Elle lui doit beaucoup de néologismes. Il ridiculise l’Anglais qui affecte un accent français. Il maudit le roi d’Écosse pour s’être allié aux Français contre son beau-frère Henry VIII.
Rien de chauvin, pourtant, dans ces prédilections. Le latin ne lui est pas moins cher que l’anglais. Il l’apprend à sa jeune épouse, qui saura ainsi s’entretenir avec les visiteurs d’Outre-Manche, déchiffrer le courrier de son docte mari, et comprendre les prières de l’Église. Les visiteurs, chez un hôte aussi hospitalier, peuvent devenir des logeurs : c’est dans « la Vieille Péniche » (the Old Barge) du logis morien qu’Érasme découvre, en 1511, Andrea Ammonio. Et More se sent at home chez un autre Italien, le négociant Bonvisi, qu’à l’heure des adieux terrestres il appellera amicorum amicissime. Liens personnels qui colorent la harangue qu’il adresse, le 1er mai 1517, aux apprentis et chômeurs londoniens déchaînés contre les résidents munis d’un sauf-conduit, pour leur faire comprendre l’inhumanité de leur xénophobie. Il obtient les bonnes grâces royales pour Vivès, Kratzer et Holbein. Il ouvre les portes des bibliothèques à Simon Grynæus, doublement étranger pourtant, puisqu’il est hérétique en plus d’être Suisse. More gagne un procès contre la couronne en faveur d’un navire papal confisqué à Southampton. Tous ces traits révèlent une grande ouverture, contrastant avec le nationalisme qui sévissait dans son île et chez son roi, non moins que dans l’Allemagne de Luther et Hutten (et même de l’Alsacien Wimpfeling) et les autres pays d’Europe.
Plus radicale encore est sa vision de l’Angleterre comme province de la chrétienté : c’est pourquoi, dit-il à ses juges, l’Ecclesia anglicana n’a pas le droit d’agir et de légiférer comme si elle était pleinement autonome. C’est pour l’unité de l’Église par-dessus les frontières que More versera son sang : un dogme, à ses yeux, et non seulement une tradition de l’Europe occidentale gouvernée par l’évêque de Rome. More, du reste, s’intéresse également aux chrétiens de l’Église d’Orient, dont beaucoup vivent sous le joug de l’islam. Il s’intéresse à l’Éthiopie copte, redécouverte par les Portugais, qui témoigne de l’antiquité et de l’universalité de pratiques contestées par les Protestants : culte de la Vierge et des saints, profession monastique, etc. L’inexorable avancée des Turcs, ennemis du Christ, hante More. Leur conquête de Rhodes, des Balkans et de la Hongrie figure dans ses œuvres. Le Dialogue du Réconfort se déroule à Budapest.
La littérature sur l’utopie comme genre littéraire et forme de pensée est immense : Thomas More en représente le point culminant et fournit le nom d’un univers social, politique et spirituel qui s’étend depuis l’Atlantide de Platon jusqu’à la noosphère de Teilhard de Chardin. Les 1 150 utopies alignées par Rita Falke dans un essai de 1954 ne prétendaient pas au bilan exhaustif. U-topie, Utopia, du grec Ou-topia (à préfixe privatif) est un lieu qui n’existe pas, un « pays de nulle part ». Dans le roman de More, publié à Louvain en 1516, le mot désigne une île exotique qui avait été une péninsule nommée Abraxa avant que le roi Utopus (Ou-topos) ne la détachât du continent pour en faire la cité-modèle évoquée dans le titre morien : De optima republica. Maints lecteurs étourdis, ou mus par une intention d’idéologie (surtout dans le camp « socialiste ») ont fait comme si More approuvait tout ce qu’il décrit : c’est oublier que l’opusculum vere aureum est dialogue et fiction. L’Utopie fut honorée dès 1517 par une édition parisienne, avec une longue préface de Guillaume Budé.
More, en situant l’Île de Nulle-Part dans les mers australes, a parié sur les antipodes, et il applaudit quand Delcano, en 1522, démontre leur réalité, contre saint Augustin et autres sceptiques. À ses hôtes utopiens, Raphaël Hythlodée apportait la boussole, l’imprimerie, des ouvrages grecs, et la bonne nouvelle du Christ. En 1532 More se réjouit que l’évangélisation des terres nouvelles vienne étendre le domaine de l’Église et compenser les amputations qu’elle a subies par les conquêtes ottomanes et les schismes. Ce patriotisme spirituel est plus fort chez lui que le sentiment de solidarité nationale ou culturelle, mais ce qui le caractérise est le souci, et l’art, d’intégrer tous ces liens en un faisceau. En More, l’ancien et le nouveau, le profane et le sacré, le sérieux et le drôle, la raison et la foi, la nature et la grâce, l’action et la contemplation, comme aussi le latin et l’anglais, le service du roi et celui de Dieu, essaient de se marier harmonieusement, et souvent y réussissent (équilibre que Pie XI choisit de souligner en 1935 lorsqu’il salua en More un uomo completo).
Bibliographie : J.C. Boswell, Sir Thomas More in the English Renaissance : an Annotated Catalogue (Medieval and Renaissance Texts and Studies, 83), Binghamton, 1994 ; R.W. Chambers, Thomas More, Londres, 1935 ; The Complete Works of St. Thomas More, 14 vol., New Haven (Connecticut), 1963-[1996] ; Essential Articles for the Study of Thomas More (The Essential Articles Series), éd. par R.S. Sylvester et G. Marc’hadour, Hamden, 1977 ; R.W. Gilson et J.M. Patrick, St. Thomas More : A Preliminary Bibliography of His Works and of Moreana to the Year 1750, Yale, 1961 ; G. Marc’hadour, Thomas More : un homme pour toutes les saisons (Mémoire d’hommes, mémoire de foi), Paris, 1992 ; Id., L’Univers de Thomas More : chronologie critique d’Érasme, More et leur époque (De Pétrarque à Descartes, 5), Paris, 1963 ; Moreana. Bulletin Thomas More, Angers, 1963sv. ; E.E. Reynolds, The Life and Death of St. Thomas More : The Field Is Won, Londres-New York, 1968 ; C. Smith, An Updating of R.W. Gilson’s St. Thomas More : A Preliminary Bibliography, Saint Louis, 1981 ; F.-K. Unterweg, Thomas Morus : Dramen vom Barock bis zur Gegenwart (Beiträge zur englischen und amerikanischen Literatur, 9), Paderborn-Munich-Vienne-Zürich, 1990.
© Patrimoine littéraire européen, sous la dir. de J.-Cl. Polet, Bruxelles, De Boeck-Université, 2010.
→ Jaune ; Montesquieu.