Les rues de LLN
rue du Labrador
Labrador
Labrador (rue du) D6
Conseil communal du 17 février 2009.
Toponyme créé (toponyme indirectement descriptif).
* Thème des toponymes descriptifs.
* Thème du monde d’Hergé.
Si l’on précise que le seul bâtiment construit sur cette rue est le Musée Hergé inauguré fin mai 2009, on aura compris l’allusion évidente à l’adresse où vivait Tintin, le petit reporter d’Hergé, à Bruxelles [PV OL 3 et 4]… Par la suite, la Commission de toponymie a proposé que les voiries desservant le nouveau Musée Hergé portent des noms évoquant également le monde du créateur de Tintin [PV OL 7 et 8].
* Le numéro 26, rue du Labrador, constitue la première des deux adresses de Tintin, qui y occupe un appartement meublé au premier étage, la seconde étant celle du Château de Moulinsart. Outre qu’elles induisent un déplacement de la ville à la campagne, ces deux adresses balisent les deux grandes étapes d’une carrière héroïque.
Une double fonction doit être accordée au toponyme urbain. On y lit d’abord un indice, parmi d’autres, de vraisemblance dans une série que Hergé, comme l’ont souligné les organisateurs du très intéressant… et très ludique Colloque de Moulinsart, Henry Van Lierde et Gustave du Fontbaré, a souhaité rendre plausible et réaliste. Il est vrai que d’autres noms de rue surgissent au détour d’une vignette (« rue de Londres » dans L’oreille cassée, p. 3, v. 14 ; « rue du Vol à Voile » dans Le sceptre d’Ottokar, p. 1, v. 8 ; « rue de l’Eucalyptus » dans Le secret de La Licorne, p. 7, v. 6…) et que, pour coller davantage à la réalité de l’époque, ces lieux d’habitation collective sont gardés par une concierge. Mme Pinson officie au 26, « rue du Labrador » (cf. L’oreille cassée, p. 6, v. 3-9 ; Le sceptre d’Ottokar, p. 11, v. 5-12 ; Le secret de La Licorne, p. 35, v. 3, v. 10 et v. 12), mais d’autres concierges anonymes interviennent occasionnellement (cf. Le sceptre d’Ottokar, p. 1, v. 9 ; Le secret de La Licorne, p. 12, v. 11-16, p. 13, v. 1-13, p. 14, v. 1-2). Pour Frédéric Soumois et Jean-Marie Pierret, qui se sont penchés sur les enjeux socioculturels de ces effets de réel, ceux-ci ne vont pas jusqu’à favoriser explicitement l’identification belge du cadre de référence. Un cadrage trop marqué, par le texte et/ou l’image (rappelons qu’au gré des albums, nous découvrons les différentes pièces de l’appartement de Tintin : entrée, salon, chambre, salle de bain, tout comme la rue qui y donne accès…), aurait pénalisé le projet de diffusion internationale de la série. Cela étant, des clins d’œil pour lecteur avisé – notamment bruxellois – peuvent toujours fonctionner. Ainsi, il pourrait être tenté de rapprocher la très commune « rue de Londres », où est situé l’appartement du peintre-sculpteur Balthazar (L’oreille cassée), de celle que l’on retrouve à Ixelles. Ou de retrouver le « Vieux Marché » de la Gare du Midi dans les premières vignettes du Secret de La Licorne (p. 1-3), qui montrent Tintin flâner entre les étals d’un « Vieux Marché » (p. 1, v. 3), dont on peut supposer l’emplacement non loin de son appartement, et acheter la maquette de bateau qui le mettra sur la piste du trésor de Rackham le Rouge.
Une seconde fonction, contraire à la première (opposée mais complémentaire), est à associer au nom de « rue du Labrador ». Il ne s’agit plus de crédibiliser la fiction, mais de l’ouvrir sur l’aventure, c’est-à-dire sur ce qui sort de l’ordinaire. Le mot « Labrador » offre, à cet égard, tout un programme de possibles, puisqu’il désigne un lieu du Grand Nord, donc très éloigné géographiquement (l’aventure, c’est le dépaysement) et par ailleurs hostile de par les conditions de vie très difficiles qui y règnent (l’aventure, c’est triompher des obstacles). Mais la rue du Labrador représente aussi le point de départ pour l’aventure. Voire le point d’appui : Tintin s’y réveille (L’oreille cassée, p. 1, v. 10 et v. 15-17), y revient (Le sceptre d’Ottokar, p. 15, v. 8-11), s’y repose (Le secret de La Licorne, p. 33, v. 7-10), y réfléchit (Les sept boules de cristal, p. 17-21), avant d’adopter ou de retrouver le mouvement ou plutôt l’agitation efficace qui convient à l’aventurier héritier de la tradition populaire.
Mais Hergé n’a pas construit un héros à la destinée linéaire, entièrement et définitivement voué à sauver le monde. L’aventure héroïque n’est pas tournée que vers l’extérieur, Tintin l’a compliquée d’un investissement plus intime, dont rend compte un autre lieu, à confronter avec celui de la « rue du Labrador », pour mieux en apprécier les significations respectives. Moulinsart, c’est Sart Moulin (pour le clin d’œil textuel)… mais aussi, quoique plus éloigné dans la forme tout en étant plus fidèle à la logique toponymique wallonne, Rixensart, Lodelinsart… À l’image (clin d’œil iconique et gage renouvelé de l’internationalisation de la production), le château de Moulinsart doit beaucoup au château français de Cheverny, dont la clarté architecturale était de nature à symboliser cette autre clarté, narrative, de l’œuvre hergéenne arrivée à maturité. Le château de Moulinsart, comme le village du même nom et sa campagne environnante, n’apportent pas seulement un cadre nouveau aux aventures de Tintin, loin du bruit de la ville, riche de cette sérénité propre à la nature, ils constituent un havre de paix vers lequel les aventuriers aiment à revenir, leur tâche terminée (cf. Coke en stock, p. 60, v. 2-3 ; L’affaire Tournesol, p. 61, v. 3 ; Tintin et les Picaros, p. 62, v. 10). Ayant fait l’objet d’un don au chevalier François de Hadoque par le roi Louis XIV, le château de Moulinsart fait du capitaine Haddock, lointain descendant de l’ancêtre, un châtelain, grâce au don réalisé cette fois en monnaie sonnante et trébuchante par Tournesol au profit de ce dernier (cf. Le trésor de Rackham Le Rouge). Tintin ne rejoindra le duo Haddock-Tournesol qu’à partir de L’affaire Tournesol : il séjourne dès lors de manière définitive au château. Cependant, depuis Les sept boules de cristal et Le temple du Soleil, une suite de deux albums qui succède à ce premier duo formé par Le secret de La Licorne et Le trésor de Rackham Le Rouge, Tintin et le capitaine/châtelain motivent prioritairement leurs aventures par le souci de préserver leur nouvelle famille, en tête de laquelle figure Tournesol (cf. Objectif Lune et On a marché sur la lune, L’affaire Tournesol, Vol 714 pour Sidney), concrétisant ainsi, à trois siècles de distance, la fameuse énigme du secret de La Licorne : « Trois frères unis ». Mais l’on retrouve aussi, selon les circonstances, quelques membres plus éloignés du trio héroïque pour quitter Moulinsart, comme Tchang, l’ami chinois (Tintin au Tibet), l’émir Ben Kalish Ezab (Coke en stock) ou la Castafiore (Tintin et les Picaros). Si, avec cette dernière, la « famille » s’invite même à l’occasion à Moulinsart (Les bijoux de la Castafiore), on notera que Tintin, qui a dans un premier temps retardé son installation au château (il ne s’y rend encore qu’en visiteur dans Les sept boules, tout en conservant son appartement « rue du Labrador » : cf. p. 17-21, p. 48-49), éprouvera progressivement de plus en plus de difficultés à le quitter (Objectif Lune, p. 2, v. 10 et Tintin et les Picaros, p. 10, v. 13).
Bibliographie : A. Algoud, Tintinolâtrie, Tournai, 1987 ; J. Baetens, Hergé écrivain, Bruxelles, 1989 ; D. Barbieri, Tintin et la ligne claire, dans Tintin, Hergé et la « Belgité », Bologne, 1994, p. 261-275 ; P. Goddin, Hergé et Tintin reporters. Du Petit Vingtième au journal Tintin, Bruxelles, 1986 ; F. Hébert et R.-H. Giroud, Êtes-vous tintinologue ?, 2 vol., Tournai, 1984 ; B. Mouchart, À l’ombre de la ligne claire. Jacques Van Melkebeke, le clandestin de la B.D., Paris, 2002 ; B. Peeters, Le monde d’Hergé, nouv. éd., Bruxelles, 1990 ; J.-M. Pierret, Présence des langues régionales de Wallonie dans la bande dessinée, dans L’imaginaire wallon dans la bande dessinée, sous la dir. de L. Courtois, Louvain-la-Neuve, 1991, p. 17-22 ; F. Soumois, Voyages au pays de Tintin. Essai d’analyse de sources, de versions, de thèmes et de structures dans l’œuvre de Hergé, 2 vol., Bruxelles, 1985-1986 ; T. Sertillanges, La vie quotidienne à Moulinsart, Paris, 1995 ; H. Van Lierde et G. Fontbaré, Le colloque de Moulinsart, Bruxelles, 1983.
J.-L. Tilleuil
→ Licorne ; Ottokar ; Moulinsart ; Tibet.