Les rues de LLN

rue du Perron

rue du Perron
1348
Louvain-la-Neuve

Perron

Perron (place du) F5

Conseil communal du 17 mai 1977.

Toponyme créé (toponyme non descriptif).

* Thème du patrimoine wallon.

« Place du Perron » évoque le perron liégeois.

* Qu’est-ce un perron ? Un descriptif sommaire le réduirait sans doute à deux éléments immédiatement visibles : une base à degrés ainsi qu’une colonne. Encore devrait-il préciser que celle-ci est d’ordinaire surmontée d’un signe de souveraineté — en l’occurrence, un globe, ou sa transformation ornementale — et d’une croix. Ses origines sont demeurées longtemps obscures. Les étymologistes se sont assez longuement penchés sur lui. Écartons d’emblée les supputations des clercs du XVIIe siècle qui y voyaient une altération de Pinus rotunda (« Pin rond ») ou les hypothèses farfelues d’historiens qui, vers 1840-1850, le rattachèrent par la vertu de l’homophonie à Peroun, dieu slave du tonnerre. Les philologues s’accordent aujourd’hui sur le fait que le mot perron (péron en wallon de Liège) vient du latin petra, la pierre, ou plutôt de sa forme augmentative petronus. Il désignait donc, par extension, un amas de pierres puis un bloc taillé et enfin une plate-forme de pierre à degrés.

Des érudits du siècle précédent — dont Jules Borgnet — associèrent ce socle originel aux « pierres de justice » du Haut Moyen-Âge. Et d’en relever des traces à Namur, Tournai, Saint-Gérard. Pour le reste, ces érudits se divisaient lorsqu’ils essayaient de cerner avec plus de précision sa fonction primitive. Son aspect général qui pouvait évoquer avec un peu d’imagination certaine partie de l’anatomie, permit de l’associer un temps à un culte phallique mais cette hypothèse fit long feu. À la fin du XIXe siècle, deux écoles s’affrontaient, sans arrière-pensées. La plus fournie, où l’on trouvait des personnalités liées au monde catholique, l’enracinait au plus profond du terreau chrétien. Les historiens libéraux (Ferdinand Hénaux et surtout Goblet d’Alviella) penchaient plutôt pour un monument composite d’essence germanique mais aussi païenne. Les frontières entre les deux clans ne restaient pas étanches ; on enregistra parfois des évolutions dans l’un ou l’autre sens.

En 1909, Godefroid Kurth, chrétien de choc, s’était ainsi (un peu) rapproché des vues du très laïc comte Goblet d’Alviella. Dans une nouvelle étude sur la question, ce dernier avait réaffirmé avec force que le perron avait eu pour ancêtre un mégalithe-menhir. Par la suite, en 1932, l’illustre Henri Pirenne préféra s’en tenir à la théorie assez classique de la croix de justice. Si cela réduisait l’antiquité du monument, sa formulation correspondait aux seules données fiables fournies par la numismatique. En effet, la première image clairement attestée du perron figurait sur un dernier prince-évêque de Liège, Raoul de Zähringen, qui régna de 1167 à 1191. Une mention non équivoque l’accompagnait : « Peru voc(or) », « Je m’appelle Peron ».

Des oboles frappées sous le principat d’un de ses prédécesseurs, Henri de Leyen (1145-1164), présentaient toutefois déjà une colonne dressée sur trois montoirs et sommée d’une croix, avec l’inscription « Signum salutis ».

S’agissait-il vraiment d’un perron, même si tout le laisse supposer ? Si c’était le cas, il serait donc apparu tel quel dans la Cité ardente au début du XIIe siècle. Et tel quel, il finit par passer pour l’emblème exclusif de Liège, pour le symbole des libertés traditionnelles de la métropole mosane. Extrapolations hâtives. S’il semble admis qu’il prit corps en premier lieu dans la cité de saint Lambert et qu’il parvint à s’y maintenir contre vents et marées, il connut de nombreuses imitations, et d’abord dans les Bonnes Villes de la principauté. Sont encore visibles aujourd’hui du côté wallon, outre celui de Liège, les perrons de Verviers, Theux, Sart-lez-Spa, Visé et Villers-l’Évêque. Stavelot, capitale d’une minuscule principauté abbatiale, possède également le sien. Et dans la partie thioise de la principauté, on pouvait contempler les perrons de Saint-Trond, de Tongres, de Maeseyck… Nombre d’entre eux avaient cependant été victimes du temps, de l’indifférence ou de la fureur des hommes. Dans un de ses travaux, le comte Goblet d’Alviella put retrouver la trace d’une quinzaine d’entre eux dans la province de Liège, de six dans celle du Limbourg et de quatre dans le Namurois. Dans le Hainaut, on ne pouvait guère en contempler un qu’à Thuin — mais cette villette relevait de la principauté sous l’Ancien Régime. Le perron, symbole de libertés ? Pas toujours, et certainement pas au départ. Lorsqu’il fit son apparition au cœur du  Moyen-Âge, il symbolisait le pouvoir seigneurial, qui était à Liège à la fois civil et ecclésiastique. D’une certaine manière, il n’était alors pas loin de remplir l’office du pilori. Selon un édit rapporté par le jurisconsulte Louvrex, les Liégeoises de mauvaise vie se voyaient marquées à la joue par un fer rouge en forme de perron. À Huy, il en allait de même. La pratique devait  être  assez  répandue  car le verbe péronniser (« marquer au fer rouge à l’image du perron ») existait en ancien français. De même, au pied de l’ancien perron de Namur, on contraignait les femmes convaincues de ribauderie, de calomnies ou de paroles injurieuses « à porter la pierre dudit perron à la rue de Fer et retour » sous les quolibets du public. Il s’agissait d’une pierre ronde scellée autour du cou, variante locale du carcan. Après cette promenade humiliante, les autorités prononçaient d’ordinaire des peines de bannissement. Semblables rituels furent encore pratiqués à Malmedy, à Vottem, etc., etc.

Pourtant, il subsistait une distinction fondamentale entre un perron et un pilori. Le premier n’était qu’un support où le juge notifiait les sentences du tribunal tandis que le second, lui, servait à placer le coupable pour l’exposition et le supplice. La justice des hommes étant ce qu’elle était en ce temps, la nuance pouvait paraître moins évidente aux spectateurs. Lorsque, selon les endroits, l’image du perron se figeait sur sa fonction strictement répressive, lorsqu’il ne représentait plus aux yeux du peuple que la juridiction du prince et son cortège d’arbitraires, il finissait généralement par passer un mauvais quart d’heure. Le perron de Namur, mentionné dès 1285 dans une charte, fut ainsi démoli vers 1515 tandis que la municipalité de Huy laissa se dégrader le sien dans une indifférence calculée avant de l’éliminer du paysage urbain entre 1550 et 1585.

Il en alla autrement à Liège, sa signification symbolique ayant évolué avec l’émergence d’une société civile, avec la montée en puissance d’une bourgeoisie contestant puis réduisant l’autorité de l’évêque et des lignages aristocratiques. Quand cette bourgeoisie établit sa prééminence dans le gouvernement de la Cité — et ce fut chose faite au commencement du XIVe siècle —, le monument devint l’expression visuelle des franchises communales. C’est à cette époque (vers 1305) qu’il fut juché sur une fontaine publique de la place du Marché. Les sentences scabinales, élaborées (théoriquement) à la suite d’un processus démocratique, ne pouvaient entrer en vigueur qu’après avoir été proclamées à son pied à grands roulements de tambour, devant la foule assemblée. Ce « cry du Perron » remplissait en quelque sorte la fonction que remplit aujourd’hui le « Moniteur belge ».

S’il connut au cours des âges différentes transformations, elles n’altérèrent jamais sa structure initiale. Le globe, signe de souveraineté, se serait transformé en pomme de pin sous l’épiscopat de Jean II d’Eppes (1229-1238). Quelques esprits imprégnés de romantisme imaginèrent que cette pomme de pin symbolisait les vertus de l’association chez les peuples germaniques… Quatre lions couchés auraient ensuite pris place aux angles formés par ses degrés lors de l’installation sur le Marché, vers 1305. Leur apparition à cette époque n’est pas fortuite. Après la conquête progressive des libertés civiques, entre la Paix des Clercs de 1287 et la Paix de Fexhe de 1316, ils devaient sans doute beaucoup plus représenter la force et la vigilance populaires que les armes du marquisat de Franchimont, comme on l’a quelquefois avancé. Puis en 1448, une tempête provoqua la chute du fût de pierre, qui se brisa en deux tronçons. Conservateurs (ou superstitieux ?), les Liégeois en auraient ressoudé les débris l’année suivante au moyen d’une bague de bronze. Une tradition iconographique était née. Le perron de Liège se distingua désormais de ses cousins en exhibant une colonne baguée. Enfin, selon le généalogiste Louis Abry (1643-1723), trois statuettes d’hommes nus figurèrent comme supports de la pomme de pin aux environs de l’an 1448, souvenir paraît-il, de débauchés « punis audit perron l’an 1433 ». Mais on se trouvait peut-être en présence de simples motifs héraldiques, des « hommes sauvages ». Leur nudité relative aurait été interprétée d’une certaine manière par le bon peuple qui n’avait pas oublié le perron-pilori d’autrefois. Les goûts ayant évolué, ces « ribauds » furent remplacés à l’extrême fin du Grand Siècle (1697) par le groupe dit des Trois Grâces, œuvre de Jean del Cour. Las, les Liégeois avaient décidément la mémoire longue et les gracieuses figurines furent longtemps surnommées « les Trois Garces »…

Entre la naissance des « hommes sauvages » et leur changement de sexe, le perron s’était enrichi d’un « sens » supplémentaire. Les guerres continuelles qui avaient opposé la principauté à la Maison de Bourgogne l’avaient posé en emblème de l’indépendance « nationale », contre les empiétements de Philippe le Bon et de son successeur, Charles le Téméraire. Ce dernier ne s’y trompa point. Après avoir écrasé les milices liégeoises à la bataille de Brusthem, le petit monument fut mis le 27 novembre 1467 à la disposition du duc. Transporté à Bruges pour être dressé à proximité de la Bourse, il y resta exilé une dizaine d’années. Deux textes gravés dans la pierre — un en latin, un en français — se chargeaient d’expliquer sa présence en ce lieu. L’inscription française, pratiquement la seule retenue par l’Histoire, s’appliquait à mettre les points sur les « i » :

« Je fus Perron de Lige « Je fus le Perron de Liège
Du Duc Charles conquis  Que le Duc Charles a
conquis ;

Signe estoye que Lige J’étais signe que Liège
Fut lige et le pays […] » Et le Pays étaient liges… »
(C’est-à-dire libres…)

Après la mort du Téméraire sous les murs de Nancy (1477), les Liégeois se hâtèrent d’aller récupérer leur bien. Le 10 juillet 1478, il trônait à nouveau sur son piédestal habituel à la satisfaction générale. Son retour n’était-il pas également celui de la liberté et de l’indépendance ? Pour toutes ces raisons, son image fut dès lors copieusement répandue. On le reproduisit sur des pièces d’archives, des monnaies et des médailles, sur les pierres d’octroi et les bornes frontières de la principauté, sur le blason des Bons Métiers et, comme il se doit, dans les armes de la Cité. Au cours de la seconde moitié du XVIe siècle, deux lettres majuscules, L G, s’inscrivirent sur ces dernières, simples initiales des syllabes Lie-Ge/Le-Gia et non, comme pas mal le crurent, abréviation d’une devise Libertas Gentis ou Libertate Gaudent.

Enfin, ultime avatar survenu au crépuscule du XVIIIe siècle, alors que la Révolution venait de mettre un terme à l’existence de la principauté, des notabilités républicaines eurent l’idée de substituer à sa croix le bonnet phrygien des temps nouveaux.

Lequel s’envola à son tour quand furent calmées les effervescences révolutionnaires. Un autre projet de transformation de l’ensemble en faisceau de licteur n’eut pas non plus l’occasion de se concrétiser.

Depuis lors, hormis l’une ou l’autre restauration ponctuelle, le perron a été laissé en paix sur la place du Marché. Est-il pour autant bon à ranger dans un quelconque musée archéologique ? Certainement pas. Il demeure aujourd’hui l’emblème en qui tout Liégeois peut trouver matière à une leçon de mémoire où la défense des libertés, sinon de la Liberté, se combine au maintien d’une conscience identitaire spécifique. La conscience identitaire en question ne peut plus, il est vrai, interpeller qu’une partie du ci-devant pays de Liège, les perrons du Namurois étant disparus depuis belle lurette. Significativement, lorsque au printemps 1913, une partie des cadres politiques wallons entreprit de pourvoir la région d’un emblème en qui elle pourrait se reconnaître, elle préféra le coq au perron car celui-ci semblait trop exclusivement lié au passé de la Cité ardente. Même si la réalité était quelque peu différente, le temps avait fait son œuvre et effacé le souvenir des autres perrons de Wallonie.

Bibliographie : J. Borgnet, Pérons et pierres de justice à Namur, dans Annales de la Société archéologique de Namur, t. VII, 1861-1862, p. 71-73 ; A. Dandoy, Le perron de Liège, Liège, 1954 ; E. Freson, Le perron de Villers-l’Évêque, dans Bulletin de la Société royale Le Vieux-Liège, janvier 1938, p. 257-260 ; J. Knaepen, Le perron de Visé, dans Bulletin de la Société royale Le Vieux-Liège, janvier-mars 1960, p. 427-454 ; G. Kurth, La Cité de Liège au  Moyen-Âge, Liège, 1909, t. II, p. 139-144 ; L. Lebrun, La pierre de justice de Saint-Gérard, dans Le Guetteur wallon, janvier 1931, p. 90-92 ; L. Naveau, Le perron liégeois. Étude sur ses origines et ses transformations, Liège, 1892 ; Goblet d’Alviella, Les antécédents figurés du péron, Bruxelles, 1891 ; Id., Les perrons de Wallonie et les Market-Crosses de l’Écosse, dans Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques et de la Classe des Beaux-Arts, n° 11, 1913, p. 363-407 ; Le patrimoine civil public en Wallonie, Liège, 1995, p. 36-38 ; J. Philippe, Propos sur l’origine controversée du Perron liégeois, dans Annales du XXXXIVe Congrès de la Fédération archéologique et historique de Belgique, Verviers, 22-25 juillet 1951 ; Id., Liège, terre millénaire des arts, Liège, 1975 ; E. Polain, Le « perron » en Wallonie, dans La Vie wallonne, 15 juin 1921, p. 439-449 ; Id., Le perron liégeois, dans Bulletin de la Société royale Le Vieux-Liège, avril 1939, p. 424-429 ; E. Poncelet, Le Perron et les sceaux de la Ville de Huy, dans Bulletin de la Société des Bibliophiles liégeois, t. XV, 1939 ; E. Poumon, Perrons et piloris, dans La Revue nationale, juin 1961, p. 161-170.

A. Colignon

              

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