Les rues de LLN
Collège Jean Ladrière
Ladrière
Ladrière (Collège Jean) D5
Domaine universitaire.
Toponyme créé (toponyme indirectement descriptif).
* Thème des figures de nos régions
* Thème du passé universitaire.
* Thème des sciences humaines.
C’est à la demande du Conseil de l’Institut supérieur de philosophie que fut posé la question de rebaptiser le « Collège Mercier », « Collège Jean Ladrière » [PV OL 9, 2]. Il s’agissait évidemment d’honorer la mémoire de ce grand philosophe des sciences décédé fin 2007. La Commission de toponymie s’est opposée à cette proposition, non qu’elle ne fût pas convaincue par la personnalité de Jean Ladrière, mais en raison des problèmes de mémoire que pose toujours un changement de nom, tant en termes de mémoire des lieux que de mémoire du passé… Elle a suggéré que ce nom soit donné plutôt à un bâtiment prestigieux de l’Alma Mater.
* Né à Nivelles le 7 septembre 1921, d’une mère arménienne et d’un père architecte, celui-là même qui coordonne les travaux de réfection de la Collégiale de Nivelles après la guerre de 1940-1945, Jean Ladrière fait ses études primaires à l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes et ses études secondaires au Collège Sainte-Gertrude de cette cité brabançonne. Licencié en sciences mathématiques et licencié en philosophie de l’Université catholique de Louvain, il défend sa thèse de doctorat en philosophie en 1949 sur Le rôle du théorème de Gödel dans le développement de la théorie de la démonstration. Attaché au Fonds national de la recherche scientifique de 1948 à 1954, il est assistant chargé d’enseignement à l’Université catholique de Louvain de 1952 à 1956, chargé de cours de 1956 à 1959, puis professeur ordinaire à cette même université de 1959 à 1986, année où il accède à l’éméritat. Il décède le 26 novembre 2007 à Nivelles où il séjournait depuis quelques années.
Lorsque l’on parcourt l’itinéraire intellectuel et académique de Jean Ladrière, on est d’emblée frappé par l’ampleur de son champ de préoccupations et l’égale rigueur qu’il accorde à chacun de ses domaines de recherche. Par ailleurs, on est frappé également par le contraste entre des préoccupations hautement théoriques, notamment sur le fondement des mathématiques, et l’inscription sociétale, parfois concrète, de ses recherches. C’est que Jean Ladrière est engagé dans la vie de son pays. Volontaire de guerre du 26 novembre 1944 au 8 mai 1945, il a ouvert sa défense de thèse doctorale en 1949 par un vibrant hommage à Jean Cavaillès, philosophe des mathématiques à l’École normale supérieure de Paris, fondateur pendant la guerre du réseau de résistance Libération Nord, torturé et fusillé par les nazis. Il faut donc souligner les interactions complexes de l’itinéraire intellectuel de Jean Ladrière avec son engagement sociétal.
Ces caractéristiques se marquent dès les années 1950. Alors même qu’il préparait la publication de sa thèse de doctorat — Les limitations internes des formalismes (1957) —, on découvre dans sa bibliographie, à côté de travaux de philosophie des sciences, des textes de philosophie de l’histoire — Le volontaire et l’involontaire (1958) —, de philosophie sociale — Sur les rapports entre l’ordre économique et l’ordre éthique (1957) —, de philosophie politique — Les groupes de pression. Quelques éléments d’ordre théorique (1959) —, de même que des recherches plus historiques et marquées par la phénoménologie — Hegel, Husserl and reason today (1960) —, traduction d’un texte de K. Jaspers datant de 1952.
Cette diversité renvoie aux nombreux engagements de Jean Ladrière, notamment en lien avec la revue française Esprit fondée et dirigée par Emmanuel Mounier autour de laquelle se sont constitués divers groupes de réflexion dans le monde catholique belge. Parallèlement, il participe également à l’animation de la revue Route de paix, qui nourrira toute une réflexion sur les rapports entre politique et violence et lui vaudra quelque difficulté avec la hiérarchie ecclésiastique. Il prendra une part active à la création du CRISP (Centre de recherche et d’information socio-politiques), qui aura une influence considérable, de même qu’il contribuera largement aux travaux de la Revue Nouvelle.
L’ampleur de vue et la rigueur dans l’analyse vont se confirmer tout au long de la vie de Jean Ladrière. Si l’on considère uniquement les œuvres les plus significatives, les rapports entre science et foi sont au point de départ de plusieurs ouvrages importants où Jean Ladrière instaure un dialogue ouvert entre science, philosophie et théologie : L’articulation du sens I (1970), La science, le monde et la foi (1972). Plus tard, ses travaux instaurent une interaction plus étroite entre la philosophie du langage et la théologie et constituent des références essentielles pour penser la rencontre entre la foi et la modernité : L’articulation du sens II (1984). Il y développe une conception de la foi chrétienne ouverte à la rationalité, en dialogue avec les sciences, et respectueuse d’une distinction entre l’Église et l’État.
Dans Les enjeux de la rationalité (1977), c’est l’impact de la science et de la technologie sur les cultures qui est analysé dans une perspective de rencontre interculturelle. Il s’agit de montrer comment l’introduction de la science et de la technologie dans une autre culture implique une modification profonde de cette culture, qui peut cependant préserver sa dynamique propre par un processus de réappropriation. Dans la même ligne, Jean Ladrière a assuré la direction de la section Logique et philosophie des sciences de l’Encyclopédie Universelle parue aux Presses universitaires de France en 1989.
La philosophie sociale constitue également un thème continu de recherche. Vie sociale et destinée (1973) regroupe un ensemble de contributions, mais se poursuit par des textes comme Fondements d’une théorie de la justice coordonné avec Ph. Van Parijs (1984), La forme et le sens (1989), Architecture et modernité (1987), Une sociologie dialectique (1989).
Si une évolution des thèmes de recherche peut être évoquée, c’est la place grandissante de l’éthique dans ses préoccupations qu’il faut relever. Certes présente dès ses premiers écrits, — Sur les rapports entre l’ordre économique et l’ordre éthique (1957), Morale et milieu humain (1968) —, la question éthique prend une importance grandissante qui aboutit en 1997 à un de ses derniers ouvrages : L’éthique dans l’univers de la rationalité. Ici également, on reconnaît la prise au sérieux des questions contemporaines avec une perspective philosophique large qui inclut la question des fondements de l’éthique et de son universalité.
Toutes ces contributions sont reliées entre elles par une problématique sous-jacente que l’on pourrait appeler la problématique de la raison. Plus précisément, l’étude des fondements des mathématiques et de la logique, d’une part, et l’étude de la société et de la culture, d’autre part, conduisent Jean Ladrière à accorder plus d’attention à la dimension historique de la raison. Et simultanément, il est amené à reconnaître la diversité interne des différentes figures de la raison, ce qui renvoie à la question de l’unité de la raison. Ainsi donc, à cette question philosophique fondamentale peut être relié l’ensemble de ses contributions. Son œuvre prend dès lors une forme d’articulation qui lui confère une puissante unité. Le travail sur le fondement des mathématiques conduit à une double conséquence paradoxale : une confiance renouvelée dans la raison, et une prise de conscience de la finitude de la raison liée à l’impossibilité d’une fondation absolue du savoir. Ce paradoxe est au cœur de la philosophie de Jean Ladrière. Les disciplines scientifiques sont porteuses d’un rapport unique au réel, rapport pourtant chaque fois limité par les présuppositions de chaque démarche. Épistémologie, anthropologie, éthique, philosophie politique se voient articulées dans une dynamique où la vie de la raison est bien à l’œuvre, mais où la finitude de la raison empêche toute clôture dogmatique. Par ce paradoxe, Jean Ladrière rencontre un enjeu philosophique majeur du XXe siècle et apparaît comme un des grands penseurs de son temps.
Cette ampleur de pensée est reconnue internationalement par de nombreuses traductions dont ses publications font l’objet. Jean Ladrière est Docteur Honoris Causa de six universités, a été professeur invité dans onze universités, est membre de six académies internationales.
Cela n’a pas empêché Jean Ladrière de participer activement à la vie de son Institut puisqu’il a été doyen de 1977 à 1986, professeur très apprécié et promoteur de plus de cent thèses de doctorat. Très présent à la vie de l’Université catholique de Louvain, à la Faculté des sciences, à laquelle il est initialement attaché, à la Faculté de sciences politiques économiques et sociales où il enseigne de nombreuses années et à l’Institut supérieur de philosophie qu’il préside de manière magistrale. Ses nombreuses conférences dans diverses facultés et diverses instances nationales lui ont conféré une notoriété qui n’a jamais faibli.
Jean Ladrière apparaît comme un homme de grande science et de grande culture, un intellectuel de stature internationale, un homme de son temps qui a articulé sa vie intellectuelle à un effort d’élucidation des questions de la société, un chrétien ouvert, en dialogue étroit avec la culture contemporaine et avec les autres cultures, une personnalité dont la profondeur de pensée en fait une référence pour notre institution, une balise pour notre époque.
Bibliographie : Bibliographie de Jean Ladrière (Bibliothèque philosophique de Louvain, 66), Louvain-la-Neuve, 2005 ; B. Bourgine, La rationalité théologique selon Jean Ladrière (1921-2007), dans Les intellectuels catholiques en Belgique francophone aux 19e et 20e siècles (Université catholique de Louvain. Bibliothèque de la Faculté de philosophie, arts et lettres, Temps et espace), sous la dir. de G. Zelis, avec la coll. de L. Courtois, J.-P. Delville et F. Rosart, Louvain-la-Neuve, 2010, p. 339-354 ; Création et événement. Autour de Jean Ladrière, sous la dir. de G. Florival et J. Greisch, Louvain-la-Neuve, Paris, 1996 ; Les défis de la rationalité. Actes du colloque organisé par l’institut supérieur de philosophie (UCL) à l’occasion des 80 ans de Jean Ladrière (Bibliothèque philosophique de Louvain, 63), sous la dir. de B. Feltz et M. Ghins, Louvain-la-Neuve, 2005 ; J.-F. Malherbe, Jean Ladrière. Des limitations internes aux espérances de la raison, dans Laval théologique et philosophique, t. LVII, 2001, n° 3, p. 415-420 ; Id., Le langage théologique à l’âge de la science. Lecture de Jean Ladrière (Cogitatio fidei, 129), Paris, 1985 ; La responsabilité de la raison. Hommage à Jean Ladrière à l’occasion de son 80e anniversaire (Bibliothèque philosophique de Louvain, 55), sous la dir. de J.-F. Malherbe, Louvain-Paris, 2002 ; J. Taminiaux, In Memoriam Jean Ladrière, dans Revue philosophique de Louvain, t. CVI, n° 2, mai 2008, p. 242-247 ; P. Van Parijs, Jean Ladrière, philosophe de toutes les sciences, penseur de l’espérance, ibid., p. 239-241.
B. Feltz