Les rues de LLN

avenue Jean Monnet

avenue Jean Monnet
1348
Louvain-la-Neuve

Monnet

Monnet (avenue Jean)                      A8-A9

Monnet (parc scientifique)

Conseil communal du 1er mars 1988 (avenue) et du 25 novembre 1996 (parc scientifique).

Toponyme créé (toponyme non descriptif).

*       Thème du patrimoine européen et universel.

*       Thème de la construction européenne.

C’est en 1995 qu’il a été décidé d’appeler les différents quartiers du parc scientifique du nom d’une personnalité de renommée internationale et qui soit, si possible, également le nom d’une artère du quartier [PV 40]. On a tenu compte ici, des souhaits des entreprises installées dans les « parcs scientifiques » (déterminé adopté à l’époque), qui désiraient des noms de scientifiques ou d’industriels connus sur le plan international et évitant une série de « problèmes ». Problème linguistique : « Frankignoul », par exemple, inventeur des « pieux Franki », était jugé trop difficile à prononcer pour des anglophones. Problème des marques de fabrique : « Ferraris », par exemple, auteur de la première carte d’état-major de « Belgique » (des Pays-Bas, sous le gouvernement autrichien) risquait d’entraîner la confusion avec la marque de voiture. Etc. [PV 43].

Parmi les anthroponymes retenus, une personnalité évoque l’ouverture de l’Université et de la ville vers l’Europe et le monde : « Avenue Jean Monnet » (1888-1979) rappelle cette personnalité française inclassable comptant parmi les initiateurs de la Communauté européenne.

*    Jean Monnet est né à Cognac le 8 novembre 1888. Contrairement à ce qu’écrivent les encyclopédies, il n’était pas économiste. Fils du propriétaire d’une petite firme de cognac, Monnet a reçu une formation sur le tas. Ayant les études en horreur, il quitte le collège avant le baccalauréat et entre au service de l’entreprise familiale. Il a seize ans. Il rêve de ces villes lointaines avec lesquelles son père est en relations d’affaires. Bientôt le rêve se réalise. Son père l’envoie passer deux ans chez un négociant londonien. Il y apprend l’anglais et, aussi, la City, cœur de l’Empire britannique.

Après Londres, Monnet se rend au Canada (1906). De là, il passe aux États-Unis. C’est une révélation. Tout y semble possible. En un mot, le pragmatisme y est une valeur.

Après l’Angleterre et l’Amérique du Nord, Monnet découvre la Scandinavie, la Russie, l’Égypte. Véritable nomade, il sait ce que négocier veut dire. Et son réseau de relations de par le vaste monde est déjà impressionnant.

Août 1914. Monnet, réformé pour raison médicale, ne connaîtra pas les tranchées. En revanche, il se forge rapidement une conviction. La France et la Grande-Bretagne sont engagées dans le conflit en ordre dispersé au plan économique, financier et logistique. À cet égard, la France dépend beaucoup trop de l’étranger en matière de transports maritimes. Par l’intermédiaire d’une relation d’affaires, Monnet obtient de pouvoir exposer ses vues au président du Conseil René Viviani. Il est écouté. L’idée est simple, voire simpliste : les flottes de commerce française et anglaise devraient fonctionner en partenariat, c’est-à-dire constituer un « pool ». Il faudra toutefois attendre 1917 pour que l’idée se réalise. En attendant, Monnet, installé à Londres, travaille, en tant que représentant personnel du ministre du Commerce de la République, au développement d’une économie de guerre impliquant notamment la prévision (« planning ») des besoins et de la production. Développant encore le réseau de ses relations avec les Anglais et les Américains, il donne sa pleine mesure en tant que cheville ouvrière du Comité interallié des transports maritimes (mars 1918).

La guerre a été pour Monnet l’occasion de concevoir que rien ne serait plus ni ne pourrait être comme avant. Le facteur économique est devenu déterminant. L’interdépendance est une réalité. Mais les gouvernements, les armes s’étant tues, sauront-ils prendre la mesure de ce changement et agir ? Monnet, à l’instar de Keynes, en doute malgré la création de la Société des Nations dont il devient un des quatre sous-secrétaires généraux en 1919. À Genève, ses fonctions le conduisent à exercer une grande influence morale. Mais il ne détient aucun pouvoir réel. Le poids des intérêts nationaux est trop important. Au scepticisme succède la désillusion. Monnet ne croit pas en l’avenir de la S.D.N., qu’il quitte en décembre 1923.

Revenu à Cognac, Jean Monnet redresse la situation de la société familiale. Puis, par un canal inconnu, il est mis en relation avec Blair and Co, importante firme d’investissements américaine. L’activité de ce genre de banque se situe à l’échelle des États puisqu’elle consiste à placer des emprunts nationaux dans le public.

En plus du fait que Monnet ajoute à son expérience antérieure la connaissance des rouages de la finance internationale, il noue aux États-Unis des amitiés qui se révéleront déterminantes par la suite : Foster Dulles, futur secrétaire d’État, McCloy, futur haut commissaire en Allemagne après 1945, le journaliste Walter Lippman. Enfin, il fait entrer dans son équipe un jeune Français qui sera, plus tard, un de ses relais essentiels dans les rouages de la Quatrième République : René Pleven.

Jusqu’au début des années 1930, Monnet joue, dans la coulisse, les premiers rôles. Il est mêlé de près aux stabilisations de plusieurs monnaies, non sans s’occuper de la mise en place de la Banque des Règlements internationaux. Il est devenu une sorte de citoyen atlantique, expliquant l’Europe aux Américains ; exposant et défendant le point de vue de ceux-ci aux Européens.

La grande dépression, une opération financière téméraire, des facteurs d’ordre privé enfin, le contraignent, en 1933, à accepter de se joindre à une mission de la S.D.N. à Shanghaï afin de mettre en œuvre un plan de reconstruction pour la Chine capable d’attirer des capitaux internationaux sans heurter de front les susceptibilités japonaises mais aussi celles de plusieurs grandes puissances.

L’expérience chinoise, qui constitua un échec, renforça néanmoins Monnet dans sa culture de l’action. Revenu aux États-Unis au début de 1936, il s’ennuie. En revanche, la montée des périls en Europe mobilise celui que des acteurs de l’époque appellent « le banquier américain » ! En 1938, il trouve à s’employer au service de son pays qui éprouve un besoin urgent de matériel aéronautique. Pratiquement, les États-Unis sont en mesure de le fournir. Politiquement, les obstacles sont énormes. Monnet contribue à les contourner. Puis, la guerre devenant une réalité en septembre 1939, il renoue avec l’expérience du conflit précédent. Il préside en effet le Comité de coordination franco-britannique qui coiffe cinq Comités exécutifs permanents chargés de l’approvisionnement de la France et de la Grande-Bretagne dans cinq secteurs stratégiques.

Dans la pratique, les choses sont plus complexes. Paris et Londres se sont entendues dans cinq secteurs. Pour le reste, des missions d’achat agissent en ordre dispersé. Les États-Unis n’apprécient guère cette attitude. Monnet le sait. De là l’idée, qui était dans l’air du temps, de créer une union étroite entre la France et la Grande-Bretagne. Le 11 juin 1940, il lance le projet d’une fusion totale entre les deux pays. Le 16, le principe est adopté au plus haut niveau. Mais le même jour, à Bordeaux, Philippe Pétain devient président du Conseil. Le projet a fait long feu. Il n’en constitue pas moins un précédent qui nourrira les projets pour l’Europe d’après-guerre.

Après l’armistice de juin 1940, Monnet n’entend servir ni Vichy ni de Gaulle avec qui le courant ne passe pas. Il servira donc l’Angleterre dans le cadre de la mission d’achat de celle-ci aux États-Unis. À Washington, la toile de relations qu’il avait tissée à New York, grandit encore. Dans la foulée, son influence sur les Américains est évidente. Au point qu’en février 1943 il est l’envoyé du président Roosevelt à Alger dans le prolongement du débarquement allié en Afrique du Nord. La situation a quelque chose d’extraordinaire. Monnet, citoyen français qui est toujours haut fonctionnaire britannique, est investi d’une mission d’origine américaine... Sa nature est officiellement économique. Dans les faits, elle est éminemment politique attendu qu’Alger est le lieu de toutes les tensions entre l’ordre de Vichy et celui de la France libre. Monnet cherche à faire progresser un rapprochement. Il y parviendra, mais l’antagonisme est grand entre le général de Gaulle et celui que ce dernier appellera l’« inspirateur ».

L’inspirateur. Ce qualificatif, péjoratif dans l’esprit du Général, revêt une coloration de plus en plus positive au fil du temps. Ayant contribué au rapprochement entre Français en 1943, membre du Comité français de libération nationale, Monnet se consacre au futur, c’est-à-dire, dans son esprit, à l’organisation de l’Europe. Il rencontre ou retrouve de jeunes Français qui se révéleront bientôt des collaborateurs de premier plan (Hirsch, Marjolin, Mayer, Alphand). La réflexion progresse rapidement. Des notes successives en fixent les contours. La philosophie générale de ce que sera, en 1950, le Plan Schuman, s’y trouve.

Mais entre l’été de 1943 et la déclaration du 9 mai 1950, beaucoup d’eau coula sous les ponts. Trait d’union entre les États-Unis et l’Europe, Monnet conçoit que son pays doit d’abord reconstruire et moderniser. Commissaire général au Plan en janvier 1946, il s’entoure, comme à son habitude, de collaborateurs qui forment une véritable équipe dont l’esprit survit à l’épreuve du temps. De Sauvy à Rabier en passant par François Fontaine et Clappier, ce groupe, complétant celui d’Alger, jouera un rôle déterminant dans la conception et les avancées de la construction européenne. Monnet en est à la fois l’inspirateur et l’interprète. Les problèmes sont discutés, les solutions et les stratégies échafaudées. Puis Monnet agit. C’est concret, réaliste et discret.

La déclaration Schuman relève de cette logique marquée au sceau de la simplicité et de l’action directe. Depuis 1946, la guerre froide a gagné en intensité. La menace soviétique exige que les Européens fassent front. Mais cette nécessité se heurte à beaucoup d’obstacles parmi lesquels la difficulté de trouver un angle d’attaque pratique. Ni le Plan Marshall (1947) ni le Conseil de l’Europe (1949) ne débouchent sur la réalisation d’une Europe politique. Or celle-ci est plus que jamais à l’ordre du jour en 1950. En effet, le rôle et la place de l’Allemagne dans le dispositif occidental sont essentiels. Mais pour l’intégrer dans le cercle européen, il faut l’arrimer dans le cadre d’un partenariat destiné à apaiser les craintes à l’égard du vaincu de 1918 et de 1945.

Le trait de génie de 1950 est le projet, ouvert à d’autres pays, de mise en commun de la production du charbon et de l’acier de la France et de l’Allemagne sous l’autorité d’une instance supranationale. Conçue au sein du Commissariat au Plan, l’idée est relayée auprès de Robert Schuman par Monnet. En Allemagne, Adenauer, qui mesure bien tout l’intérêt de l’affaire, est disposé à aller de l’avant.

La proposition Schuman débouche sur le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), signé à Paris le 18 avril 1951. Monnet en sera le premier président de la Haute Autorité (1952-1955).

La CECA est un levier. Sa création ne réglant pas la question de la défense de l’Europe, Monnet obtient, en octobre 1950, de René Pleven devenu président du Conseil, qu’il propose la création d’une Communauté européenne de défense (CED). Celle-ci fait l’objet du traité de Paris (27 mai 1952). Mais la défense est une chose trop sérieuse pour en laisser la conduite aux militaires a-t-on dit. D’où le projet de confier à une Communauté politique européenne (CPE) le soin de « contrôler » la CED tout en créant une Europe fédérale.

Monnet a joué un rôle important dans ce contexte. Si, comme Spaak, Adenauer, Bech et d’autres, il fut à la fois profondément déçu et fâché par le refus français de ratifier le traité instituant la CED le 30 août 1954, il n’en contribua pas moins à ce qui est connu sous le nom de « relance européenne ».

Abandonnant la Haute Autorité, il fonde, en 1955, le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe (CAEUE) qui constitue un lobby impressionnant. Jouant de ses entrées dans les cercles de la décision à Washington, de ses relations avec un Paul-Henri Spaak qui en sera l’accoucheur, il fait passer, au printemps de 1955, l’idée d’une relance fondée sur le développement d’une nouvelle Communauté sectorielle — ce sera celle de l’énergie atomique (Euratom) — et d’un marché commun généralisé (CEE) que traduiront les traités de Rome du 25 mars 1957.

Plus convaincu que jamais que la construction européenne doit déboucher sur une Europe politique supranationale, Monnet se heurte rudement, dans les années 1960, au général de Gaulle. À l’instar de Spaak, souvent plus souple, Monnet entend faire aboutir le projet politique non sans veiller à développer un partenariat avec les États-Unis. Le CAEUE est mobilisé. De Gaulle reste inflexible. Seul son départ, en avril 1969, et l’élection de Pompidou modifient la donne. De nouvelles perspectives s’ouvrent. Le sommet de La Haye (décembre 1969) est l’occasion de faire passer de nouvelles inspirations, notamment dans le secteur monétaire et institutionnel.

L’inspirateur a plus de 80 ans. Il reste fort actif et ne cesse de poursuivre l’objectif de l’Europe politique. En août 1973, il lance l’idée, relayée par le CAEUE, d’un « gouvernement européen provisoire ». Si le projet échoue sous les coups de boutoir de la crise du Proche-Orient, il reste qu’à l’issue du sommet de Paris (août 1973) des chefs d’État et de gouvernement des Neuf, Giscard d’Estaing annonce la création du Conseil européen réunissant trois fois par an les chefs de gouvernement et leurs ministres des Affaires étrangères.

Sans doute la création du Conseil européen reste-t-elle fort en deçà des espoirs de Monnet. Mais dans le même temps, la décision traduit bien que l’Europe est introduite de manière de plus en plus constante dans les préoccupations des plus hauts responsables des États membres. Dans ce sens, il s’agit d’une réussite de Jean Monnet. Ce fut la dernière.

Surveillant de près la rédaction de ses mémoires qu’assume François Fontaine, veillant à préparer le dépôt de ses archives à Lausanne (Fondation Jean Monnet pour l’Europe), continuant de prodiguer des conseils et de donner des interviews, Monnet s’est toutefois éloigné du « cercle magique du pouvoir », pour reprendre une de ses expressions, le 9 mai 1975.

« Citoyen d’honneur de l’Europe » (1977), il meurt le 16 mars 1979 à Houjarray, commune de Bazoches-sur-Guyonne, en Ile-de-France.

Échappant aux classifications traditionnelles, Monnet, dont les cendres sont transférées au Panthéon le 9 novembre 1988, avait démontré que l’important était de « faire quelque chose » et avait su, pour atteindre cet objectif, « prendre le temps sans dévier du but, s’adapter à son partenaire tel qu’il est et coopérer pour réussir » (François Mitterrand).

Bibliographie : J. Monnet, Mémoires, Paris, 1979 ; P. Fontaine, Jean Monnet. L’Inspirateur, Paris, 1988 ; Monnet and the Americans. The Father of a United Europe and his U.S. Supporters, sous la dir. de C.P. Hackett, Washington D.C., 1955 ; É. Roussel, Jean Monnet (1888-1979), Paris, 1996.

→       Athéna ; Einstein ; Fleming ; Solvay.

M. Dumoulin

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