Les rues de LLN
clairière du Tibet
Tibet
Tibet (clairière du) D6
Domaine universitaire, officialisé par le Conseil communal du 23 juin 2009.
Toponyme créé (toponyme indirectement descriptif).
* Thème des toponymes descriptifs.
* Thème du monde d’Hergé.
Les voiries desservants le nouveau Musée Hergé portent des noms évoquant le monde du créateur de Tintin [PV OL 7 et 8] : outre la « rue du Labrador », qui accueille le Musée au numéro 26 (adresse de Tintin à Bruxelles…), on trouve ainsi également, du côté du « boulevard du Nord » : un « chemin Flupke », un « chemin de la Licorne », un « quai Ottokar » et un « sentier Quick ». Du côté du « parc de la Source », dédié aux jeux d’enfants traditionnels de Wallonie, quelques noms évoquent à la fois ce thème et… les jurons du capitaine Haddock : « sentier des Flibustiers » et « sentier des Pirates ». S’y trouve également la « clairière du Tibet », qui évoque le monde d’Hergé, mais non les jeux d’enfants traditionnels…
* Bien avant qu’il ne fasse la Une de l’actualité géopolitique des médias occidentaux, le Tibet a occupé une place toute particulière dans une œuvre de bande dessinée classique, à savoir celle due au talent de Hergé. Publié en 1960, l’album Tintin au Tibet ne fait aucune allusion au contentieux qui oppose depuis plusieurs siècles Tibétains et Chinois. Son intérêt est ailleurs et beaucoup plus personnel : l’auteur y règle des problèmes avec lui-même. L’aventure qui est racontée conduit Tintin à gravir les sommets himalayens, à traverser des étendues recouvertes des neiges éternelles, autant d’allégories qui transposent dans la fiction le besoin de dépassement de soi et de quête de pureté qui travaillent Hergé à cette époque. Cependant, l’album, loin de se fermer sur les seules questions existentielles qui taraudent son auteur, fait reposer tout son récit sur la force exceptionnelle d’une relation à autrui : si Tintin affronte les dangers de la montagne, c’est pour sauver le Chinois Tchang.
La première rencontre du héros de Hergé avec celui qui deviendra très vite son ami (Le Lotus bleu, p. 47, v. 11) remonte à ce qui constitue la cinquième aventure du célèbre reporter. Quatorze albums séparent Le Lotus bleu (1936) de Tintin au Tibet (sur les vingt-trois récits complets que compte la série). Malgré tout ce temps passé, le désir de se retrouver est intense, tant chez Tintin dont le « rêve prémonitoire… ou télépathique » selon lequel « Tchang est vivant » (alors qu’il vient d’apprendre par la presse écrite que ce dernier est compté parmi les victimes de la catastrophe aérienne) doit beaucoup à ce lien exceptionnel qui l’unit à son ami (Tintin au Tibet, p. 5), que chez Tchang lui-même, dont les premiers mots, lorsqu’il voit arriver Tintin dans la grotte du Yéti, lui répondent exemplairement : « Tintin !... Si tu savais comme j’ai pensé à toi ! » (Tintin au Tibet, p. 56, p. 5). L’amitié, dans ce qu’elle peut avoir d’extrême, trouve d’autres situations pour s’exprimer dans cet album. On peut distinguer ce moment qui voit le capitaine Haddock être prêt à sacrifier sa vie pour sauver celle de Tintin, qui est incapable de hisser son compagnon après sa chute dans un passage difficile d’ascension d’une paroi rocheuse (Tintin au Tibet, p. 39-41). Plus étonnante, mais pourtant essentielle pour la survie de Tchang aux conditions épouvantables de la montagne himalayenne, il y a l’attitude du Yéti à l’égard du jeune survivant de la catastrophe aérienne, qui s’est rapidement attaché à lui, l’a nourri, l’a protégé du froid et lui manifeste sa tristesse d’en être définitivement séparé lorsqu’il le voit reprendre la route du Népal (Tintin au Tibet, p. 62, v. 4). En réponse, Tchang a des mots qui soulignent le caractère exceptionnel de l’attention que lui a prodiguée l’animal : « [J]e t’assure [confie-t-il à Tintin], il a agi avec moi d’une telle façon que je me suis parfois demandé si ce n’était pas un être humain. » (Tintin au Tibet, p. 62, v. 6). En fait, ce que pourrait bien aussi rappeler cet album, c’est que, si depuis Le secret de la Licorne et Le trésor de Rackham le Rouge, une famille héroïque a vu le jour, dont le « noyau dur » est constitué du trio Tournesol, Haddock et Tintin et dont la préservation est devenue décisive pour relancer l’aventure sérielle (cf. notice « Labrador »), il existe aussi des « parents » plus éloignés et surtout plus anciens (d’avant Le crabe aux pinces d’or pour la rencontre Tintin-Haddock, d’avant Le secret de La Licorne pour Tintin-Haddock-Tournesol) qui font partie de cette famille. Comme Tchang, bien sûr, mais aussi la Castafiore (Le sceptre d’Ottokar, p. 28, v. 1-5), voire Abdallah, le « petit oiseau en sucre » de l’Émir Mohammed Ben Kalish Ezab (L’or noir, p. 36, v. 10 : les 56 premières planches du récit ont été prépubliées dans Le Petit Vingtième en date du 8 mai 1940)… auxquels il est ponctuellement mais symptomatiquement fait référence dans Tintin au Tibet (p. 4, v. 5 : pour Abdallah ; p. 16, v. 12 et p. 17, v. 1-5 : pour la Castafiore)…
Mais il n’y a pas que la structure familiale qui s’enrichit dans Tintin au Tibet. L’album apporte également un complément d’information très utile à la construction narrative de toute la série des aventures tintinesques. Si, pour la circonstance, on tient compte des vingt-quatre albums qui figurent désormais sur les quatrièmes de couverture de chaque exemplaire, on observe assez rapidement que les albums Le Lotus bleu et Tintin au Tibet balisent la série de manière à la fois très arithmétique : quatre albums précèdent Le Lotus bleu, quatre albums succèdent à Tintin au Tibet. Mais aussi très symétrique sur le plan des performances narratives : les quatre premiers albums sont des premiers essais qui pèchent encore par leur manque de cohérence narrative, les quatre derniers achèvent une œuvre qui s’autoparodie ou s’essouffle, alors que les seize albums centraux font triompher le récit d’aventure. Au terme de son aventure tibétaine, Tintin a atteint le sommet de son parcours héroïque, auquel le décor himalayen offre un cadre de circonstance. Les mots du « Grand Précieux », venu s’incliner respectueusement devant Tintin, qui a réussi à sauver Tchang, sont très clairs à ce sujet : « [C]e que tu as fait, peu d’hommes auraient osé l’entreprendre. Sois béni, Cœur Pur, sois béni pour la ferveur de ton amitié, pour ton audace et ta ténacité » (Tintin au Tibet, p. 61, v. 4). Pourtant, ce n’est pas la première fois que Tintin accomplit un tel geste ; bien plus, c’est parce qu’il lui a évité la noyade dans le Yang Tsé Kiang que Tintin peut faire la connaissance de Tchang Tchong-Jen (Le Lotus bleu, p. 43, p. 1-6). Mais ils ne sont pas encore « amis ». Pour qu’ils le deviennent (Le Lotus bleu, p. 47, v. 11), il faudra attendre que Tchang sauve la mise à son tour à Tintin, en lui permettant d’échapper à « l’infâme » Mitsuhirato. Ce qui assuré grâce à un stratagème — ou plutôt : à une leçon de philosophie cognitive — qui peut être résumé-e de la manière suivante : une information, cela se manipule de l’intérieur. Tchang s’en explique lui-même auprès de Tintin, une fois celui-ci libéré (Le Lotus bleu, p. 47, v. 9-10) : il a substitué à la feuille pliée en quatre du sauf-conduit, un moment perdue par les Dupond(t) (contraints de livrer leur ami à la police chinoise) et retrouvée par Tchang, une autre feuille pliée en quatre sur laquelle il a écrit que les deux possesseurs de ce papier sont deux fous. Ce texte, lu par le commissaire, provoque son éclat de rire et la libération immédiate de Tintin… Cet enseignement, Tintin va le mettre à profit dans Tintin au Tibet. En effet, pour résoudre l’énigme posée par la disparition de Tchang, il faut savoir manipuler une information de l’intérieur : une première grotte contient un indice — le nom de Tchang — (Tintin au Tibet, p. 30, v. 1-6), à laquelle doit se substituer une autre grotte, une fois encore découverte par Tintin et hébergeant le protégé du Yéti (Tintin au Tibet, p. 56, v. 1-7). Que s’est-il passé entre Le Lotus bleu et Tintin au Tibet ? Tintin a prolongé sa maturation héroïque traditionnelle, entamée dès le premier titre de la série (défendre le monde contre les dangers censés le menacer), mais il lui a progressivement ajouté une dimension humaine qui l’a conduit à se rapprocher de certains de ses compagnons d’aventure, à réévaluer aussi ses ambitions héroïques pour les motiver davantage « de l’intérieur »…
« Cœur Pur » est le nom donné par le Grand Précieux à Tintin, dans un album où il est décidément souvent question de pureté. Mais « pureté », chez Hergé, rime souvent avec « clarté ». On sait que c’est au milieu des aventures de Tintin, dans Le secret de La Licorne et Le trésor de Rackham le Rouge, que se forme le trio d’amis, Tintin, Haddock, Tournesol, qui a choisi de se retrouver désormais au château de Moulinsart, dont la clarté architecturale convenait bien, a-t-on écrit, à une œuvre arrivée à maturité et bientôt reconnue comme exemplaire d’un style graphique, « la ligne claire » (cf. la notice « Labrador »). Cette préférence stylistique concerne aussi la pratique narrative mise en œuvre par Hergé dans chacun de ces albums de la maturité. Elle imprègne aussi le fonctionnement de l’imaginaire hergéen qui a su combiner à merveille profondeur émotionnelle et organisation (macro)structurale rigoureuse, privilégiant l’ordre et la symétrie.
Bibliographie : A. Algoud, Tintinolâtrie, Tournai, 1987 ; Id., L’intégrale des jurons du capitaine Haddock, Bruxelles, 2004 ; J. Baetens, Hergé écrivain, Bruxelles, 1989 ; Id., Hergé. Tintin au Tibet, Bruxelles, 1985 ; F. Hébert et R.-H. Giroud, Êtes-vous tintinologue ?, 2 vol., Tournai, 1984 ; D. Barbieri, Tintin et la ligne claire, dans Tintin, Hergé et la « Belgité », Bologne, 1994, p. 261-275 ; P. Goddin, Hergé et Tintin reporters. Du Petit Vingtième au journal Tintin, Bruxelles, 1986 ; B. Mouchart, À l’ombre de la ligne claire. Jacques Van Melkebeke, le clandestin de la B.D., Paris, 2002 ; B. Peeters, Le monde d’Hergé, nouv. éd., Bruxelles, 1990 ; F. Soumois, Voyages au pays de Tintin. Essai d’analyse de sources, de versions, de thèmes et de structures dans l’œuvre de Hergé, 2 vol., Bruxelles, 1985-1986 ; T. Sertillanges, La vie quotidienne à Moulinsart, Paris, 1995 ; A. Strubel, La licorne, dans Dictionnaire des mythes littéraires, sous la dir. de P. Brunel, Monaco, 1988, p. 922-929 ; Tchang au pays du Lotus bleu, Paris, 1990 ; H. Van Lierde et G. Fontbaré, Le colloque de Moulinsart, Bruxelles, 1983.
→ Flibustiers ; Flupke ; Labrador ; Licorne ; Ottokar ; Pirates ; Quick.
J.-L. Tilleuil