Les rues de LLN

rue Louis de Geer

rue Louis de Geer
1348
Louvain-la-Neuve

Geer

Geer (rue Louis de)         E9

Conseil communal du 3 septembre 2002.

Toponyme créé (toponyme non descriptif).

*    Thème du patrimoine wallon.

Suite à la visite du roi de Suède à Louvain-la-Neuve, le 10 mai 2001, il fut proposé de garder mémoire de l’événement en baptisant une rue de la ville du nom d’un pionnier wallon de la métallurgie suédoise au XVIIe siècle [PV OL 2]. C’est qu’en Suède, la mémoire des forgerons « wallons » est très vivante aujourd’hui, et fut d’ailleurs longuement évoquée lors des discours officiels (Jean Pirotte, Wallonie-Suède : coopération d’hier, amitiés d’aujourd’hui). La rue choisie est une petite section qui mène de l’« avenue Einstein » au « bâtiment de Hemptinne ». En fait, déjà en 1996 [PV 43], il avait été question d’utiliser ce nom pour une voirie du parc scientifique, mais il avait été écarté faute de notoriété suffisante aux yeux des occupants.

*   D’origine liégeoise, Louis de Geer (1587-1652) est issu d’une famille de négociants qui s’est enrichie dans le commerce entre Meuse et Rhin. Au carrefour stratégique d’une route et d’un fleuve, Liège tire avantage des deux moyens de communication. Ceci fonctionne parfaitement sous Charles Quint et permet aux marchands liégeois d’accumuler des capitaux qu’ils investiront par la suite dans diverses industries de l’intérieur du pays. Ils atteignent la mer en empruntant la Meuse, qui leur permet de transporter des marchandises pondéreuses comme le cuivre et le fer, la houille et le bois. C’est à partir des vallées du réseau hydrographique mosan, en Wallonie, que l’industrie du fer liégeoise se développe. À environ cent kilomètres de Liège, « la Terre de Durbuy » est un centre métallurgique important dès le milieu du XVIe siècle. On y fabrique surtout du fer marchand et des tôles nécessaires aux armures et casques. De 1537 à 1574, la région est florissante et on y signale dès cette époque l’arrivée des premiers marchands liégeois, ainsi que de fondeurs. C’est là que la famille de Geer a concentré au départ son activité industrielle et commerciale : de simples commerçants, il vont se transformer en « marchands-fabricants » contrôlant toute la production et les réseaux de commercialisation.

Le jour de la naissance de son fils, en novembre 1587, Louis de Geer l’« ancien », le père de « notre » Louis de Geer « suédois » achète des parts dans le fourneau de Roche à Fresne, dans la région de Durbuy, et jusqu’en 1597, dans d’autres forges et fourneaux. Il faut signaler ici l’existence d’une corporation dont les origines remontent au Moyen-Âge, la Société des maîtres et comparchonniers, qui a joué un rôle très important dans le développement des activités des marchands-fabricants liégeois. Elle permettait le financement, courant parmi les marchands de Liège, d’entreprises coûteuses, trop coûteuses pour un seul : chacun possédait une part dans un fourneau et recevait une part correspondante des bénéfices.

Pour pouvoir s’adapter aux exigences d’un capitalisme financier en plein développement, il était important que les parts détenues dans ces « associations » soient ouvertes aux transactions, de façon à permettre à un « non-producteur » de miser son capital dans une entreprise et d’en tirer bénéfice sans s’engager dans la production. Dans l’hypothèse d’une immixion intempestive de l’un des « associés » dans la production, les autres pouvaient alors confier au « gérant » la responsabilité de reprendre et de vendre leurs parts. Le propriétaire des parts, n’était lié à l’unité de production, ni par son travail, ni par le commerce, puisque c’est le gérant qui s’occupait de ces détails. Par contre, le propriétaire était associé par le bénéfice qu’il faisait et, le cas échéant, par les traites qu’il avait parfois à payer. Et le bénéfice engrangé permettait l’accumulation de capitaux nécessaires à de nouveaux investissements.

Il faut aussi tenir compte des innovations technologiques et des possibilités d’écoulement des produits sur le marché international. La vente à l’étranger permettait en effet de mieux couvrir les dépenses d’innovation, d’augmenter la valeur marchande des produits en s’adaptant judicieusement aux variations entre la demande et l’offre sur les différents marchés, et donc d’optimaliser ses gains. C’est la stratégie que suivit la famille de Geer.

En acquérant des parts de forges et de fourneaux, l’objectif de Louis De Geer l’ancien n’était pas d’abord de faire de bons placements, mais bien de mettre la main à bon compte sur l’appareil de production et de transférer la plus-value exclusivement vers la commercialisation, entièrement contrôlée par lui grâce à la mise en place d’un réseau international.

La méthode utilisée est simple. Il s’agit au départ d’acquérir des parts dans les fourneaux et forges, de trouver des matières premières et de la main-d’œuvre bon marché, face aux premiers propriétaires ou « maîtres de forges ». Grâce à leurs capitaux issus au départ du commerce, les de Geer procèdent à des achats massifs, surtout de bois. Ils peuvent alors faire monter le prix des matières premières fournies aux fourneaux et forges dont ils sont actionnaires. Tandis que les premiers maîtres de forges doivent s’endetter pour faire face à ce renchérissement, le bénéfice pris sur la vente de ces matières premières compense pour les nouveaux actionnaires les pertes d’exploitation. En prêtant aux premiers propriétaires qui ne savent pas rembourser, nos marchand-fabricants rachètent ensuite l’ensemble des parts à bon compte et transforment ces derniers en une main-d’œuvre à bon marché…

Aussi longtemps que les routes commerciales sont libres, ces opérations sont florissantes dans la Principauté. Mais les guerres de succession de Charles Quint désorganisent la production dans les régions touchées par les opérations militaires. Les interdictions d’exporter se multiplient pour le fer, les armes et tout matériel de guerre en provenance de Liège, neutre, vers les provinces hollandaises en révolte contre le roi d’Espagne.

Une des conditions essentielles du succès des entrepreneurs liégeois durant la première moitié du XVIIe siècle est leur capacité d’intégrer la production et le marché, et de réinvestir les bénéfices du commerce dans la production, ce qui produit une augmentation constante de capital. Ceci n’est jamais l’œuvre d’un homme seul, mais bien le résultat des efforts conjugués d’un réseau dont le but est d’améliorer la dynamique d’entreprise. Il s’agit souvent de réseaux bâtis sur des relations de famille ou de proches. Ainsi, Louis de Geer l’ancien achète des parts dans plusieurs forges de la région de Durbuy et son beau-fils, Jacob Trip, transporte le fer sur la Meuse vers Dordrecht, où il vend ensuite le métal par l’entremise de son frère, Élias Trip, lui aussi beau-fils de Louis de Geer l’ancien. Ces deux beaux-fils seront à l’origine d’une des plus riches maisons de commerce d’Amsterdam. Outre les deux Trip, le réseau compte aussi Steven Gérard, le frère de la femme de Louis de Geer, Adrienne Gérard, et également frère de Marguerite Gérard, épouse d’un cousin de Louis de Geer, Mathieu de Geer. Steven Gérard s’occupe au départ des contacts avec Guillaume de Besche, le roi Gustav Adolf et le chancelier Axel Oxenstierna.

Dès 1616, en effet Guillaume de Besche, le premier à s’intéresser à la Suède, louait le complexe de Finspång à la couronne suédoise, en obtenant les mains libres pour réorganiser la production suivant les nécessités du marché international (et faire appel à de la main d’œuvre étrangère, surtout wallonne, recrutée par Barthélemy Grouwels, un autre beau-frère de Louis de Geer), ce qui exigeait des capitaux et des investissements dont le roi de Suède n’avait pas soupçonné l’ampleur. Se portant fort, Louis de Geer, confiant dans son réseau, s’engagea à apporter les capitaux nécessaires. Il avait un contrat avec les États Généraux qui lui assurait le monopole du commerce de canons avec la Suède, tandis que son alliance avec Élias Trip et le neveu de celui-ci, Pieter Trip, lui assurait d’importants capitaux.

Les forgerons recrutés par Louis de Geer, principalement dans la Principauté de Liège et aux confins, sont en réalité des artisans spécialisés dans tous les métiers du fer où ils bénéficient d’une avance technologique qui en fait une main-d’œuvre recherchée (« méthode wallonne »). Ces affineurs, marteleurs, fondeurs, charbonniers, charpentiers, etc., qui quittent nos contrées pour la Suède, le font essentiellement pour des raisons économiques. Ils signent généralement un contrat de travail sur place et joignent alors Amsterdam, avec ou sans leur famille, selon les cas. De là, ils gagnent la Suède en signant souvent un nouveau contrat qui fixe les conditions de travail, la durée du contrat, les conditions d’un retour éventuel, etc. Au nombre de 2 000 environ, ils s’installent principalement dans de vastes complexes de forges (Österby, Leufsta, Forsmark, Gimo, etc., qui existent toujours…), où, relativement isolés des autochtones, fiers de leur origine et, surtout, jaloux de leur technologie, ils cherchent à conserver, au moins pour une part, leur identité « wallonne ». Élément important, ces complexes de forge, conçus de manière centralisée et planifiée, sont organisés selon un modèle paternaliste où tout a été pensé pour « fixer » cette précieuse main-d’œuvre : écoles primaires (les plus anciennes de Suède), culte réformé « wallon » (en langue française) importé de Hollande (alors que les Suédois sont luthériens), infirmerie, hospice, magasin, brasserie, etc., tout concourt à faire des forges wallonnes des ensembles ouvriers « privilégiés ». On peut y voir une préfiguration de nos cités ouvrières paternalistes du début du XIXe siècle (du Grand-Hornu et de Bois-du-Luc), mais qui, au XVIIe siècle, n’existent pas dans l’espace wallon : la production de fer y est plutôt morcelée, spatialement et techniquement.

C’est à partir de là que se construit l’image forte d’un « Wallon » pionnier de la « modernité ». Pour diverses raisons, la métallurgie suédoise a continué à utiliser l’antique méthode wallonne de production jusqu’au XXe siècle. Les communautés de forges wallonnes ont donc survécu jusque l’Entre-deux-guerres et, avec elles, la conscience d’un héritage, réel ou supposé, spécifiquement wallon. Par ailleurs, au moment précis où les dernières forges wallonnes fermaient leurs portes, la peur de perdre cet héritage — et un savant calcul de récupération mémorielle du passé wallon — a conduit à la création, en 1939, d’une Association des Wallons de Suède. Le but en était d’assurer la survie de l’« esprit des forges », c’est-à-dire, en fait, de diffuser un modèle « wallon » considéré comme prototypique de l’esprit social-démocrate de la Suède moderne. Cette association a publié, à partir de 1943, un petit bulletin très vivant, qui a permis aux descendants des forgerons wallons d’entretenir entre eux des liens puissants et qui n’a pas peu contribué à entretenir et diffuser l’image forte des « Valloner ». Tout cela explique l’existence, dans le grand public, d’un véritable « mythe wallon » : s’appeler Hubinette ou Laffineur, noms exotiques en ces contrées, vaut titre de noblesse ; il y a une musique populaire et un folklore réputés wallons ; etc. Si le substrat historique est effectivement wallon, cependant, la signification actuelle est en réalité suédoise.

Bibliographie : BN, t. V, col. 87‑91 ; De fer et de feu. L’émigration wallonne vers la Suède au XVIIe siècle. Histoire et mémoire (XVIIe-XXIe siècle) (Publications de la Fondation P.-M. et J.-F. Humblet. Série Recherches, t. 4), sous la dir. de L. Courtois, avec la coll. de M. Dorban et J. Pirotte, Louvain-la-Neuve, 2002 ; De fer et de feu. L’émigration wallonne vers la Suède au XVIIe siècle. Histoire et mémoire (XVIIe-XXIe siècle). Exposition au Parlement wallon. Namur, 19-29 février 2008 (Publications de la Fondation P.-M. et J.-F. Humblet. Série Études et documents, t. 5), sous la dir. de L. Courtois et C. Sappia, Louvain-la-Neuve, 2008 ; A. Florén, Le « Wallon » comme métaphore. Quelques réflexions suédoises, dans L’imaginaire wallon. Jalons pour une identité qui se construit (Publications de la Fondation Wallonne P.-M. et J.-F. Humblet. Série Recherches, t. I), sous la dir. de L. Courtois et J. Pirotte, Louvain-la-Neuve, 1994, p. 109-129 ; La Wallonie de Louis de Geer et la Wallonie d’aujourd’hui. Catalogue d’exposition. Tekniska Museet. Stockholm 21 octobre 1999-9 janvier 2000, sous la dir. de R. Halleux, P. Bricteux, Ph. Tomsin, G. Xhayet, Liège, 1999.

L. Courtois

              

        

Classé dans : Parc scientifique Einstein